Dans les soutes de Barkhane

les “invisibles indispensables” de Toulouse-Francazal

Depuis 2014, l’opération Barkhane combat les Groupes Armés Terroristes (GAT) dans la bande sahélo-saharienne (BSS). Tchad, Niger, Mali, Mauritanie, Burkina-Faso : 4 500 soldats français sont déployés sur cet immense théâtre dont le ravitaillement par l’air est la clé. Il est assuré par le 1er Régiment du train parachutiste de Francazal, le 1er RTP, présent toute l'année sur le terrain pour assurer cette mission. Durant une semaine, nous avons embarqué avec cette unité qui permet à la 11e Brigade Parachutiste de Toulouse et aux forces armées une capacité d'engagement sans équivalent en Europe, les troupes aéroportées garantissant les capacités de projection stratégique de la France.  

Voyant rouge. Heure « H » moins trois minutes. La tranche arrière du Transall s’ouvre large. Dans le sifflement du vent et le grondement des moteurs, elle découpe maintenant un trapèze de vide défilant à 250 km/h sur une terre pourpre semée de vert tendre, environ 200 mètres plus bas : le Mali. Plus précisément la région du Liptako-Gourma en saison des pluies.

Dans la soute, il fait plus de 40 °C. Dehors, à peine moins. Tendus par la concentration, les visages des largueurs du 1er Régiment du train parachutiste (1er RTP) ruissellent dans le ventre de l’avion, soute saturée par le bruit et les vibrations d’une cavalerie de 6100 chevaux Rolls-Royce sous chaque aile.

Dix minutes avant le largage, le sergent Damien a vérifié une troisième et dernière fois les parachutes sur les charges. Le top sonore éclate, strident et stressant. Verticale de la zone, signal vert allumé. Le Transall cabre légèrement. Et 5,4,3,2,1… tout s’enchaîne très vite. Libération des quatre palettes sur les rails désormais en pente : la gravité fait le reste. Roulement. Deux parachutistes accompagnent le mouvement jusqu’à la sortie et les palettes basculent à la queue leu leu.

Quatre couples de petits « pépins » blancs fusent et libèrent les corolles en grappes des gros parachutes… Sourire et soulagement des paras alors qu’en suivant, ils reconditionnent la soute : les 6 tonnes d’eau se posent déjà, livrées pile devant le bivouac français dressé façon Vauban au milieu de ce nulle part sahélien…

« 10 litres d’eau par homme et par jour… Mais aussi vivres, carburant, munitions, médicaments, pièces de rechange : ici, la livraison par air est vitale. Barkhane sans moyens aériens serait une clownerie, vu les élongations sur un théâtre d’opérations grand comme l’Europe », résume le colonel Olivier Vidal, chef d’état-major de la 11e BP et en l’occurrence représentant dans le nord du Mali, à Gao, du général Frédéric Blachon commandant la Force Barkhane.

De fait, le PC de l’opération est à 2000 km de là, au Tchad, sur la base Kosseï de N’Djamena. Ancien du 8e RPIMa de Castres et lui aussi de l’état-major toulousain de Balma, le lieutenant-colonel Fabrice y est le responsable du centre des opérations interarmées, orchestrant actions sur le terrain, renseignement et soutien logistique, soit…« 1 000 à 2000 militaires hors de leur base selon les missions en cours».

« Le premier défi est de pouvoir joindre toutes les unités en permanence, de pouvoir mener, en permanence et simultanément, toute opération décidée sur notre zone d’action. Ensuite, il faut conduire ces opérations dans des conditions climatiques extrêmement rudes, comme actuellement avec la saison des pluies, enfin, bien coordonner l’ensemble des acteurs pour que chacun soit dans le bon tempo afin d’amplifier le travail de l’autre ».

Conjuguer dans les trois dimensions, avions, hélicos, fantassins, blindés, artillerie, génie et logistique ? Les containers rouge, bleu, vert forment des murs près de la piste de Gao. Ils dictent soudain la métaphore pour illustrer un autre défi de Barkhane : ajuster au

quotidien toutes les faces de ce gigantesque Rubik’s Cube interarmées dans un espace de plus de 5 millions de km2, allant de l’aride au désertique sur neuf fois la superficie de la France avec peu ou pas de routes. Devant un jeu de cartes mesurant distances et temps, le commandant Sébastien, de l’armée de l’Air, donne l’ampleur des volumes. « Pour le transport, c’est 18 trajets par jour ce qui signifie qu’il y a en moyenne toujours un avion en l’air ! ». Barkhane, au total, cela s’est chiffré à 52 540 passagers et 6 700 tonnes de fret transportées l’an dernier. Et 2018 sera de cet ordre là, voire plus...

Barkhane... Nom féminin qui désigne une « dune en forme de croissant allongé », rappelle le dictionnaire. Stylisée avec un arbre vert face au désert, elle est l’insigne que portent à l’épaule les 4500 militaires français déployés pour cette opération extérieure.

Parmi eux ? Venus de Carcassonne, Castres, Tarbes, Montauban ou Calvi, 1500 hommes de la 11e Brigade Parachutiste de Toulouse forment l’ossature de la Force, sur le terrain. Depuis fin mai pour les premiers arrivés et jusqu’à début octobre pour les derniers partis, ils assurent leur tour sur l’opex. Engagés pour la majorité en première ligne contre les groupes salafistes jihadistes, ils effectuent des missions longues et en profondeur avec les Forces armées maliennes (Fama) et en partenariat avec les cinq pays du G5Sahel (Tchad, Niger, Mali, Mauritanie et Burkina-Faso), la coopération étant le principe fondateur de Barkhane. Venue prendre le relais des opérations Serval et Épervier, Barkhane vise en effet « à favoriser l’appropriation par les pays du G5S de la lutte contre les groupes armés terroristes », résume le ministère de la Défense… Mais les cinq pays concernés peinent toujours à trouver les 423 millions d’euros prévus pour lancer leur propre force conjointe de 5000 hommes.

Depuis la Deuxième guerre mondiale et l’épopée de « la colonne du Tchad » de Leclerc contre la Libye italienne jusqu’à l’oasis fortifiée de Koufra, en 1941, la France sait, pour sa part, que cette zone sahélienne représente la profondeur stratégique de l’Europe, via la Méditerranée et le Sahara. Qu’il est donc essentiel qu’elle soit stable. Réalité que l’Europe découvre aujourd’hui un peu tardivement, avec la crise des migrants et le trafic d’êtres humains qui nourrit aussi les caisses des « seigneurs » de guerre.

Sécuriser les populations : c’est donc le préalable pour qu’une activité « normale » redémarre afin de freiner un exode également alimenté par une autre réalité du continent : l’explosion démographique de l’Afrique, au sud du Sahara, passée de 230 millions d’habitants en 1960 à un milliard aujourd’hui, mais offrant peu de perspectives à la vitalité d’une jeunesse elle aussi connectée au monde ; candidate au départ si elle peut se l’offrir... ou proie potentielle pour tout recruteur vendant à crédit un hypothétique paradis contre une mort certaine.

En attendant une solution « qui ne peut être que politique », résument les militaires connaissant la région ? Barkhane continue donc à combattre sur le terrain un terrorisme jihadiste en constante évolution dans les nombreuses zones où le concept d’état n’a pas de traduction concrète – qu’il s’agisse de sécurité, de santé ou d’éducation.

« Que ce soit à Paris, Nice, Toulouse avec l’opération Sentinelle, ou ici, avec Barkhane, ce sont les deux fronts d’une même guerre. Ici, si l’on prend la métaphore du cancer, nous avons liquidé les plus grosses tumeurs et leur logistique dans le Nord du Mali, l’Adrar des Ifoghas, mais les métastases se sont déplacées, et même si le délabrement des groupes terroristes est patent, leurs actions menacent maintenant le Niger et le Burkina-Faso », résume un officier supérieur devant la carte d’un Mali encore très instable, au centre aussi, dans la région de Mopti.

Occuper le terrain et maintenir une pression constante afin de ne laisser aucun répit à l’ennemi : ce début septembre, c’est donc la mission des parachutistes de la 11 BP de nouveau fortement engagés sur le terrain, à l’est de Gao, dans la région de Ménaka, comme sur tous les points chauds d’un territoire grand comme l’Europe, le plus vaste théâtre d’opérations de l’armée française depuis la Deuxième Guerre mondiale, donc.

Immensité qui est militairement impraticable sans avions. Et donc sans le régiment le plus méconnu, sans doute, de la 11e BP : le 1er Régiment du train parachutiste, incontournable interface, voire « charnière » entre l’air et le sol pour parachuter les hommes ou livrer les troupes en ravitaillement. Dans les coulisses du théâtre, les parachutistes de Francazal sont alors les « invisibles indispensables » de Barkhane.

« Par le ciel, partout, pour tous » : affichée dans les salles de transit des bases de N’Djamena, à l’atelier de pliage des parachutes, ou de conditionnement des palettes de Niamey ou Gao, leur devise se doit alors de répondre à toutes les demandes, des plus simples au plus complexes (deux détachements de parachutistes devant pouvoir être largués en permanence, en BSS, ainsi que les commandos).Et pour répondre à ce défi logistique quotidien, ils sont dix spécialistes de Toulouse-Francazal à N’Djamena, douze à Niamey, cinq à Gao au plus près des avions et des hélicos. Sans répit.

« Le climat est usant. Avec le ballet des avions, le bruit incessant aussi, quelle que soit l’heure, ça démarre, ça décolle. On ne se repose jamais, mais on s’y habitue, on est projeté au minimum une fois par an », confie le capitaine Cédric, responsable du Détachement de transit interarmées aérien (Detia), plaque tournante du fuseau ouest de Barkhane, à Niamey, qui s’apprête avec son équipe à travailler vingt heures sur vingt-quatre, deux jours sur trois pendant six semaines, avec la grande relève qui arrive bientôt.

À N’Djamena, maréchal des logis, Jhon fait l’appel des passagers en partance pour Gao, ce matin, et pèse chacun avec son bagage, son armement. Gao, sur la boucle du Niger : la base de la force au Nord du Mali, avec à l’Ouest Tombouctou, au Nord Tessalit et au Nord-Est Kidal pour postes avancés armés par les parachutistes de la 11e BP. Par la route, il faudrait au moins huit jours depuis la capitale tchadienne. Le Casa y sera en moins de cinq heures. En charge des escales aériennes, le 1er RTP gère le transit interarmées et comme sur un aéroport civil, en attendant de faire l’appel pour l’avion, il dirige ses passagers vers une salle d’attente... dont les murs racontent alors les opérations d’hier et d’aujourd’hui.

Du temps d’Epervier, hier, de Barkhane, aujourd’hui. Aumôniers militaires, le pasteur et l’imam passent compréhensifs devant les pin-up laissées par d’anciennes relèves, il y a bientôt 10 voire 20 ans et qui côtoient des panneaux plus classiques, un triptyque en bois gravant le largage comme une cérémonie avec pour croix au centre un Transall en vol, ou la peinture plus grave et plus lyrique montrant un Saint-Michel, patron des parachutistes, qui terrasse le dragon. À gauche de l’archange, une liste de noms avec leur grade : ils sont six morts à « reposer en paix » sur cet « in memoriam », parmi eux l’adjudant Ibn Ziaten du 1er RTP, la première victime de Mohamed Merah à Toulouse, le 11 mars 2012, faisant soudain écho aux « deux fronts d’une même guerre ».

Embarquement. Décollage. N’Djamena disparaît bientôt derrière les rouleaux blancs des nuages bas alignés comme à la parade.

Monotonie des vols de liaison, trop haut pour profiter de l’Afrique sous son voile de brume jaunâtre... Les livres, l’écran et les jeux sur portable, la prière ou la sieste tuent le temps comme chacun tente de faire sa bulle sur sa banquette de toile, un casque ou des bouchons aux oreilles. Et puis soudain, à environ 10 minutes de l’arrivée, l’avion plonge à pente maximum vers le sol...

En poste, l’altimètre dégringole. « En zone de menace, au départ comme à l’arrivée nous faisons la dernière partie du parcours à 50 mètres du sol et en sortant toujours à un endroit différent pour limiter au maximum les risques de tirs sol-air », explique le co-pilote, le lieutenant aux commandes étant tout à son pilotage d’autant plus précis que... maintenant, le Mali défile à environ 400 km/h sous les ailes. Proche. Très proche. Impavides ou plutôt indifférents, les dromadaires lèvent à peine la tête près des campements ou cabanes de tôles sous les arbres. Et la piste de Gao surgit déjà. Oubliée celle vue en 2015, lors d’un précédent reportage. L’ONU a investi dans 2,5 km d’un parfait bitume noir pointillé du blanc réglementaire aux seuils de piste et en lisière. L’ONU, en l’occurrence la Minusma, c’est à dire la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali souvent prise pour cible, aussi, par les jihadiste.

Un projet à 30 M$ qui permet depuis le début de l’été de voir se poser les avions de ligne à Gao, révolution depuis le vénérable et fidèle DC3 qu’on avait pu y photographier. Pour la première fois fin août, une patrouille de Mirage est aussi venue de Niamey...

L’autre chose qui a changée ? C’est la base française. Moins de tentes et plus de bâtiments pour l’hébergement. Architecture croisée sur toutes les emprises durables en opex et qui pose aussi les limites calendaires floues d’une opération Barkhane ayant vocation à passer dans les meilleurs délais le relais aux forces du G5S pour

qu’elles assurent la sécurité sur leur territoire. Grâce aux sapeurs du 31e Régiment du génie de Castelsarrasin quelques assemblages modulaires à un étage ont poussé, alignés au cordeau, pour accueillir 200 personnes dans de nouvelles chambres « en dur ». Lézards « pompeurs » sur leurs pattes avant, les margouillats, eux, n’ont pas bougé, l’oeil toujours méfiant, aux aguets.

Gao ? « C’est le cœur de la composante terrestre, la pointe de l’éventail du dispositif français de Tombouctou à Ménaka via Tessalit et Kidal, un passage obligé sur le fleuve Niger et l’effort de Barkhane étant porté sur le Mali, selon nos opérations, nous avons des effectifs très variables pouvant aller de 1000 à 2000 personnes sur la base, qui rentrent pour se remettre en conditions ou qui se préparent à repartir  », explique le colonel Olivier Vidal dans son P.C.

Des soldats qu’il connaît bien puisque la 11e BP compte donc environ 1500 parachutistes au Mali, avec deux groupements tactiques articulés sur les légionnaires du 2e REP de Calvi, côté infanterie, et les hussards tarbais du 1er RHP, côté blindés pour la reconnaissance et l’appui, appui également effectué par les éléments du 17e Régiment du génie parachutiste de Montauban, pour le déminage, notamment, et les artilleurs du 35e Régiment d’artillerie parachutiste de Tarbes dont le rôle est aussi, entre autres, de guider l’aviation depuis le sol. « Sur Barkhane, il y a aussi le 3e RPIMa de Carcassonne, et, bien sûr, le 1er RTP pour la livraison ».

L’état des lieux, en ce début septembre ? Selon le représentant local du général commandant la Force Barkhane. « Globalement calme mais volatil ». Comprendre stable, mais pas stabilisé, le bilan sécuritaire restant plus que contrasté, au Mali, au vu des attaques régulières disséminées sur tout le pays. « La Force Barkhane a obtenu des résultats marquants mais sur un ennemi qui a fait évoluer son mode d’action. Le dernier coup porté a été dur contre l’Etat islamique au grand Sahara, l’EIGS, puisqu’il a perdu l’un de ses principaux chefs », souligne le colonel.

Le 26 août, à une cinquantaine de kilomètres de la ville, une frappe aérienne française a éliminé Mohamed Ag Almouner, dit « Tinka », l’un des principaux responsables du groupe état islamique au grand Sahara (EIGS) avec l’un de ses hommes. Présenté comme un lieutenant d’Adnane Abou Walid al-Sahraoui, « Tinka » était le chef présumé du groupe ayant mené l’attaque meurtrières contre des hommes des forces spéciales américaines et des militaires nigériens, huits morts au total, en octobre 2017. Quant à Adnane Abou Walid al-Sahraoui ? Un rappel de son parcours donne alors une idée des mutations constantes des GAT, sur le terrain. Transfuge d’al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), il a été l’un des dirigeants du Mujao, le Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest avant de prêter allégeance à Daech.

Le contexte dans lequel, le président réélu Ibrahim Boubacar Keïta, dit IBK, a prêté serment ce 4 septembre pour un nouveau mandat de cinq ans à la tête du Mali. IBK, un vainqueur dont le score à 67,16 % de voix n’aura pas masqué la faiblesse dans un scrutin qui, placé sous haute sécurité, n’a certes pas connu les attaques redoutées, mais n’a enregistré que 34 % de participation au second tour après un premier tour à... 24 candidats. Concrètement ? Dans ce pays de 18 millions d’habitants dont la moitié vit sous le seuil de pauvreté ( avec un PIB de 694 $ par personne pour un indice de fécondité de quasiment 7 enfants par femme en âge de procréer) et dont l’immense majorité subit la corruption et le clientélisme, moins de trois millions de Maliens sont allés voter sur huit millions d’inscrits..

IBK : « un Roi Fainéant », titre la Revue XXI dans sa parution d’été pour résumer sous la plume de Jean-Louis Le Touzet « un intellectuel brillant, chaleureux, mais léger (…) Un vide dangereux dans un pays au bord du gouffre », car divisé comme jamais. Être Malien ? Au sud, au nord... C’est aussi être Bambara, Peuhl, Senoufo, Songhaï, Malinké, Dogon ou Touareg, et selon ses origines, être parfois aussi dépositaire de mémoires et de présents antagonistes autour d’une problématique de l’esclavage qui n’est toujours pas soldée, selon l’association malienne de défense des Droits humains Temedt, ou de revendications territoriales insupportables pour l’une ou l’autre communauté. L’autre paysage fracturé sur lequel prospère le jihadisme.

Piqûre de rappel ce même 4 septembre... dans la nuit, un Français travaillant pour l’ONU a été blessé lors d’une attaque à la roquette sur le camp de la Minusma jouxtant celui de Barkhane, à Ménaka. Il a été évacué vers Gao. Ménaka, secteur des plus instables dans le nord-est du pays où sont actifs les jihadistes salafistes mais aussi les milices jouant à la hausse ou à la baisse leurs alliances, certains GAS -comprendre Groupes Armés Signataires des accords d’Alger en 2015 en langage officiel- et donc désormais réputés du « bon côté » étant aussi accusés d’exactions par les civils.

http://www.rfi.fr/afrique/20180829-onu-rapport-accablant-situation-mali-securite-accord-alger

Face à ce panorama délétère et complexe ? Le but de l’opération Koufra est donc depuis le début de l’année d’occuper le terrain longtemps, et en profondeur, afin de ne pas laisser de répit aux GAT. Koufra 6 doit quadriller avec les Forces armées maliennes cette « zone des trois frontières » du Liptako-Gourma, à cheval sur le Mali, le Niger et le Burkina-Faso où se rencontrent terrorisme jihadiste et criminalité organisée dans un contexte d’antagonisme ancestral entre Touaregs et Peuls et d’alliances aux intérêts mouvants.

« L’histoire est importante. Cela permet de comprendre les rivalités très anciennes sur lesquelles s’appuient les terroristes pour déstabiliser la région, sachant que notre but c’est de rétablir l’équilibre qu’il y avait avant leur arrivée », explique le commandant Frédéric, patron des GCP, soit une quarantaine de commandos paras de la 11e BP qui eux aussi tournent en permanence sur ce théâtre d’opération, étant le seul élément pouvant être engagé sans préavis.

« Depuis 2013, certains en sont à leur sixième tour d’opération et 70 % de l’effectif est déjà venus. Nous avons une mémoire des opérations sur la zone », poursuit-il. Avion ou hélico pour les frappes ou pour les infiltrations, mais aussi pragmatique pick-up 4x4 Toyota pour des patrouilles avec les FAMa, « c’est important aussi d’être avec eux dans des missions en profondeur car les militaires Maliens ont évidemment une approche beaucoup plus fine et sensible des populations, des situations. C’est un appui fort de travailler avec eux. Ils rassurent aussi les gens en reprenant durablement position, la zone du Liptako est beaucoup plus sûre, il y a beaucoup moins d’exactions et dans l’ensemble moins d’événements dans la Nord », souligne-t-il. Mais pas de relâchement de la pression pour autant, l’objectif de Koufra étant de ne laisser aucun répit.

« Avec la saison des pluies, les groupes terroristes sont fixés au sol, ils sont moins mobiles mais en profitent pour se réorganiser », explique l’officier des GCP. « Frapper vite, loin, fort, n’importe où, n’importe quand et... sans s’embourber : pour cela nous devons nous affranchir de toutes les difficultés liées au trafic terrestre », poursuit-il, ajoutant « contrairement à l’Afghanistan, le Mali a été dès le début un théâtre d’opérations où l’utilisation des parachutistes s’imposait, de par son élongation et la nature des zones qui permettaient des largages de masse pour sidérer l’ennemi. “

Depuis N’Djamena, au Tchad, commandant issu du 1er RTP, Hermann veille donc à « assurer la continuité des opérations » qui peut dépendre d’un paquet de 40 kg comme d’un matériel de 3,5 tonnes à larguer., Officier des troupes aéroportées et de la livraison par air de Barkhane, il a tout calculé. Légionnaires, hussards, artilleurs, sapeurs avec leurs blindés et camions : petites unités en bivouac au sol, vu du ciel, mais gros déploiement de forces... « Koufra 6, ça va représenter environ 40 tonnes de ravitaillement à larguer ».

Alors, à Niamey, à Gao, on s’active pour préparer les charges, sécher, nettoyer et replier les parachutes, calculer les meilleurs rendements heure/météo.Un Transall peut emporter 7,9 tonnes par 30 °, mais « seulement » 4,3 t par 40 °.« 1 ° en plus, c’est 100 kg en moins dans un Casa », explique le sergent Thomas, qualifié aussi pour parachuter de « petits colis », les pièces dont ont besoin les véhicules vu la casse liée à de telles conditions.

Comme le sol rouge de latérite laminant les trains de pneus, l’air de sable et de poussière est abrasif. Sous les abris, sur les tarmacs, on s’active dès l’aube pour que tout roule ou vole à l’heure.« Une turbine d’hélicoptère fait 2000 heures en Europe, seulement 200 ici », résume Thierry, officier mécanicien. Au Détachement de transit inter-armées aérien de Niamey, c’est le coup de feu, aussi. Notamment chez les plieurs du 1er RTP qui veillent sur le matériel de parachutage et de largage.

Ici, il fait « frais ». C’est à dire jamais plus de 30°c et jamais moins de 17°C avec 65 % d’humidité maximum. Et sur de très longues tables, les gestes sont méthodiques pour replier les parachutes rentrés d’opération. « Après les avoir séché et nettoyé », pointe le chef d’équipe, Anthony. « Parce qu’ils nous reviennent avec du sable, de la boue et même... du crottin de dromadaire, parfois », sourit Nicolas. Militaires du rang, ils ont 13 ans de régiment en moyenne et vont vite pour tendre les suspentes, les ligaturer de drisses rouges, les plier, replier, enfourner dans le sac. C’est rapide, précis, méticuleux et très physique lorsqu’il s’agit, par exemple, pour un parachute de dix voiles prévu pour une charge d’une tonne. « C’est une responsabilité, aussi, celle de la continuité opérationnelle au sol », ajoute Christophe. S’ils se ratent, pas de carburant, pas d’eau... « Juste pas envisageable, on n’a pas le droit à l’erreur, chacun sait ce qu’il fait et on recontrôle tout, tout le temps ».

« On refait des actions qu’on ne faisait plus, les opérations aéroportées s’étaient quelque peu perdues depuis Kolwezi, il y a quarante ans », sourit l’adjudant-chef Philippe, le plus ancien sous-officier du 1er RTP et spécialiste de tous les types de largages.

Aujourd’hui à Gao, où il opère ? Une fois passé le violent orage tropical délitant tout sol en boue et mares de rouille, il faut embarquer cet après-midi des passagers pour Niamey mais surtout... une quinzaine d’hommes du Groupement des commandos parachutistes. Depuis Gao, il faudrait deux jours pour rejoindre Ménaka par la route. En Transall, il y seront dans cinquante minutes. Ils partent pour 10 jours de mission, en moyenne, « ravitaillés tous les trois, quatre ou, exceptionnellement, cinq jours, sachant que l’autonomie maximale de nos véhicules est de quatre jours. »

« Quand, depuis cinq jours, on est au milieu de nulle part, l’avion de la livraison par air, on est toujours content de le voir arriver, c’est « le premier visage ami » qu’on revoit depuis longtemps, même si ça représente beaucoup de boulot après, car il faut plusieurs heures pour tout reconditionner avant de repartir », confie un commando.

Pour ce hussard parachutiste tarbais qui vient lui aussi d’effectuer sur le terrain des missions de 10 à 15 jours ? « Heureusement qu’ils sont là ». Concrètement, depuis son arrivée début juin, engagée conjointement avec une trentaine de sapeurs du 17e RGP de Montauban, la centaine d’hommes du 4e escadron est à l’image de sa devise : « sans répit ». L’état-major du 1er RHP est à Kidal, des éléments du 5e escadron sur la base de Tessalit, la plus au nord. « Au total, on travaille sur trois axes, l’axe Nord-Sud à la frontière algérienne, l’axe Sud-Est à la frontière du Niger et l’axe Est-Ouest à Menaka où nous sommes aujourd’hui en mission. », précise l’adjudant Charles.

« Ce secteur est beaucoup plus calme mais si les GAT n’osent pas trop s’attaquer à nous, ils restent quand même actifs, ils visent la Minusma, la force de l’ONU, posent des IED, des engins explosifs improvisés ou conduisent des attaques suicide », précise le brigadier-chef Frédéric. Occuper le terrain avec Koufra 6, pour les hussards qui arment le seul régiment blindé parachutiste, cela veut alors dire partir avec un peloton de 8 Véhicules blindés de reconnaissance (VBL), 3 AMX 10-RC (blindé de 16 tonnes équipé d’un canon de 105) accompagnés de 3 VLB au blindage renforcé, 3 Véhicules de l’avant blindé (VAB) pour transporter une section du génie et 5 camions sans compter le véhicule de commandement... «  Reconnaissance, contrôle de zone, observation, escorte, appui direct... Le matériel souffre et cela oblige donc à partir avec un lot conséquent de pièces de rechange et de pneus mais quand le lot est épuisé, il faut évidemment ravitailler et, oui, heureusement qu’ils sont là pour livrer tout ça », poursuit Charles. Et puis... « le largage, c’est un petit bonheur, parce qu’ils nous rajoutent souvent un colis pour améliorer l’ordinaire, des gâteaux, du coca… »

Au 1er RTP de père en fils

Il ne compte plus les opérations extérieures.« Je dois en être à 25 ou 27 », sourit au pied de l’avion l’adjudant-chef Philippe, 57 ans dont 37 de service.Car, à l’instar du Groupement des commandos parachutistes de la brigade, le 1er RTPa aussi pour spécificité d’assurer son auto-relève permanente sur tous les théâtres où il est engagé : ses escadrons sont les seuls à maîtriser leur spécialité de la livraison par air (LPA).

Ce faisant, depuis 2013, Philippe en est déjà à son « cinquième Mali ».Il est le plus ancien sous-officier du régiment, il est donc connu « comme le loup blanc » sur tous les tarmacs comme dans les soutes des Hercule, Transall ou Casa, avec ses respectables moustaches, ses 3 200 heures de vol et plus de 2000 sauts… « Depuis cinq ans, le rythme, c’est huit mois en France, quatre mois ici.Un Noël, je ne suis rentré que le 23, un autre le 24… », énumère-t-il, vétéran et instructeur « couteau suisse » du 1er RTP, maîtrisant tout type de largage et notamment celui des commandos en « infiltrations sous voile » en terrain hostile.

Aujourd’hui, à Gao ?C’est entraînement. Avec Thomas, un jeune sergent de 26ans, chef d’équipage LPA sur Casa qui surveille le chargement d’une palette de 500kg puis peaufine son arrimage avec l’équipe.Thomas : son fils. Sa relève personnelle. « J’ai toujours baigné dans ce milieu et ça m’a fait rêver les photos que rapportait mon père, ces missions particulières », explique ce dernier. Alors lui aussi a signé pour « les bonnes sensations en vol, travailler dans un métier qui bouge ». C’était il y a cinq ans.

Regard fier, un brin ému, Philippe reprend le CV entre deux coups de serviette pour s’éponger dans cette soute comme une étuve où il veille au moindre nœud du moindre brin. « Le 31 octobre 2014, je lui ai remis son galon de sergent, quinze jours plus tard j’ai sauté avec lui pour son dernier saut de qualification à l’école des troupes aéroportées de Pau. Le lendemain, je lui ai remis son brevet et 6 mois plus tard son insigne de livraison par air. »

16 heures, il faut y aller. Thomas briefe ses hommes, récapitule le compte à rebours des dix dernières minutes aux dix dernières secondes.« Réussir la livraison » : l’obsession quelle que soit la génération.

Des vivres sur Erbil, en Irak, ou le largage des commandos à 4 000 m sur l’Adrar des Ifoghas, ces dernières années, pour le père.Comme une charge d’entraînement, aujourd’hui, pour le fils…« Bonne chance à tous ! », conclut la phrase liturgique de Philippe avant le décollage, façon aussi de conjurer le danger de la routine. Il met son casque de bourlingueur.S’assied à côté de Thomas.« Je suis un peu leur papa à tous aussi », lâche l’adjudant-chef qui sait que l’anodin n’existe pas, en vol. Ni au sol, ici. « Le plus marquant, c’est toujours la perte d’un équipier.En 2014, le sergent-chef Marcel Kalafut des GCP du 2e REP était dans mon détachement. Son véhicule a sauté sur un IED, un explosif improvisé. Malgré le métier, ça, on ne s’y fait jamais… » P.C.

Il est 5h50, ce matin. La patrouille de la force estonienne se rassemble, sur la base de Gao. Des militaires costauds “made in Baltique” dont les traces de coups de soleil au rouge flamboyant sur peaux blanches trahissent encore et les racines très nordiques et l’arrivée récente en provenance de Tallinn, il y a un mois. “Pourtant, on a eu la canicule cet été”, plaisante leur officier de communication, Indrek Kaik.

Une cinquantaine au total, ils sont venus renforcer la force français Barkhane et “nous commençons à nous acclimater”, assure-t-il au pied de l’un de leur Patria, robustes véhicules de transport blindé finlandais dans lesquels une partie de ces militaires du Scout Bataillon va faire ce jour sa première patrouille autonome dans Gao et y prendre le relais des Français.

L’armée de Terre estonienne ? “Ce sont 3500 professionnels, dans l’infanterie et 3800 conscrits auxquels s’ajoutent 22000 réservistes”, décompte Indrek. Très loin des autres réalités de terrain qu’impliquait le face-à-face Otan-Pacte de Varsovie, ceux-là, désormais soldats de l’Union européenne, sont donc venus découvrir

une autre réalité opérationnelle, en Afrique, au Mali... avec pour guides ce matin l’adjudant-chef Festim, de la Légion, et le sergent chef Clément, de l’Armée de l’air, qui sont chargés de la “mise en confiance” entre les nouveaux venus et les responsables locaux. Deux hommes connaissant d’autant mieux la ville et ses quartiers qu’ils sont chargés des actions CIMIC, des actions civilo-militaires destinées à aider la population.   

Concrètement à GAO, ils ont remis en état la moto-pompe des maraîchers de Djidara, travaillent à la réhabilitation de deux écoles, distribuent des kits scolaires pour la rentrée et posent même des panneaux signalétiques pour les monuments, tels que le tombeau Askia, la mosquée Kankou Moussa. Et aujourd’hui, ils feront donc le “trait d’union” entre les chefs coutumiers ou élus des quartiers et leurs collègues estoniens. Six heures. Départ avec le soleil qui commence à inonder le camp, réveiller tous les rouges du sol poussiéreux en blanchissant rapidement le ciel, jamais bleu. Et depuis l’intérieur du Patria, perception immédiate de la première difficulté...

Partir en patrouille, pour un soldat découvrant sa première opération extérieure ? C’est d’abord ne rien voir. Subir les secousses et ne rien voir, sauf à être conducteur ou mitrailleur. Ne rien voir d’autre, du moins, que ce rectangle de Mali, de quartier populaire, se découpant dans l’étroite meurtrière au flanc du blindé.

Et donc ne saisir d’abord qu’un millimètre de réalité extérieure depuis une pénombre où chacun somnole, tentant comme il peut de finir sa nuit entre deux cahots. Puis, lorsque le blindé s’arrête, sortir et être aveuglé par le soleil, plombé par la chaleur s’abattant sur la lourde carapace du casque, du gilet, des armes. Puis reprendre ses esprits pour recevoir en pleine gueule une rue que connaissent bien les Français, depuis le temps... la rue africaine. Cabossée et trépidante. Une rue de dizaines de gosses partant à l’école et de tous les autres devant les maisons observant l’air grave ces étrangers aussi pâles que caparaçonnés, une rue de femmes actives du lever du jour au coucher, de fillettes déjà chargées de petits frères et de bassines, de motos chinoises, de voitures brinquebalantes autant que vaillantes, de boutiques d’une économie de la survie et de jonchées de plastiques. La patrouille... c’et découvrir alors, pour un engagé d’une vingtaine d’année que même le plus spartiate des soldats vit dans l’abondance à deux pas d’un quotidien de pénurie.

Le premier rendez-vous est chez M. Touré. “Chef de la communauté Arma”, précise l’adjudant-chef Festim. Qui sait les règles de la courtoisie et de la diplomatie, l’attente nécessaire avant d’être reçu. Il est encore très tôt. La maison s’éveille. M. Touré est âgé, fatigué, il vient d’être opéré d’un oeil, mais il veut accueillir dans les règles. Il fait demander un petit délai pour que la salle de vie retrouve sa figure de salle d’audience. Alors dehors, les militaires estoniens, eux, appliquent les procédures qu’ils ont apprises pour sécuriser le périmètre autour de leur halte.

Et regardent leur montre. Calculent le programme. Le planning. S’inquiètent “du timing qui ne sera probablement par respecté”, résume Janek, leur officier. Et commencent à apprendre la première règle de l’Afrique. “Vous les blancs, vous avez la montre, nous, les Africains, nous avons le temps”, éclate invariablement de rire l’interlocuteur local, toujours amusé par l’impatiente agitation des “toubabs”.

Pendant ce temps, le sergent-chef clément et l’adjudant-chef Festim sont au contact d’un militaire malien en uniforme et kalachnikov. Plutôt tendu. De sa poche, il sort une feuille, la déplie et montre l’homme dessus.

“Il faut diffuser sa photo. Il a pris la fuite. Il a tué un gars ici pour 15 000 francs !”, répète l’homme des FAMa. 15 000 francs CFA... 23 euros. Dette ?  Vol ? Vengeance ? L’histoire semble à tiroirs. Compliquée. Clément photographie le document. En profite pour faire un peu de renseignement d’ambiance. Faire redescendre la pression, aussi. Puis ils prennent congés. L’heure d’aller saluer le M. Touré. Et de plonger dans l’histoire du Mali, pour les Estoniens...

M. Touré, c’est... Mohomodou Ibrahim “Arougaya” Touré, Gawal-Keido ou Gao-Alkaido depuis 2010, titre du chef traditionnel des Armas. Figure imposante, dans cette boucle du Niger, au nord du Mali, il est désormais administrativement le chef du “Quartier 2” de la ville. Appellation soudain dérisoire au regard de la mémoire dont il est le dépositaire. Assis sur les banquettes, les Français la connaissent, les soldats estoniens la découvrent. Et comme décidément, la Légion est bien faite, pour leur traduire, c’est un ancien légionnaire estonien redevenu militaire de son pays d’origine qui fait le truchement.

“Je suis le descendant des chevaliers marocains qui ont conquis et colonisé Gao en 1591 et dont les chefs ont épousé les princesses Songhaïs du pays, dans notre armée, il y avait aussi des Espagnols (Andalous musulmans ndlr)”, commence Ibrahim Arougaya Touré à l’intention de ses hôtes, assis sur son siège ouvragé, deux bâtons de commandement à ses côtés.  

“Nous avons toujours deux sabres et deux drapeaux qui sont venus du Maroc et ce tambour pour les cérémonies. Comme il n’y avait plus de joueur de tambour, c’est mon neveu qui a pris le relais”, poursuit-il. Au mur, une affiche avec son portrait décline la dynastie des Gao-Alkaïdo depuis 1878. Mohamed Sagayar ouvre la liste. En 1898, c’est le chef des Armas qui a signé la reddition de Gao aux Français. “20 ans après mon grand père est devenu chef, on a bien coopéré jusqu’à l’indépendance.”

Lui-même, ancien fonctionnaire des douanes a pris le relais de son frère. Aux Estoniens, il explique... “ Gao est parti de notre quartier, c’est le coeur de Gao. Quand la France a voulu faire des quartiers, elle a fait un quartier pour les Songhaïs, un pour les commerçants des marchés. Mon oncle a alors dit aux toubabs qu’ils ne pourraient pas contrôler des oiseaux, des gens qui vont et qui viennent et les Français, dans leur grande intelligence ont finalement divisé en trois Gao, avec quartier qui nous est confié”. Aux hôtes à présent de décoder eux-mêmes les relations ethniques et hiérarchiques, les préséances que cela implique dans l’esprit d’un descendant de la noblesse guerrière.

La pièce d’audience devient alors carrefour. Carrefour de civilisations, d’histoires, de strates et de temporalités différentes, du tambour rituel au grand écran Samsung occupant le mur, du calendrier offert par l’entreprise “Taboye BTP Boiserie” pour l’année 2018-1439, selon le christianisme ou l’islam, de l’ancienne féodalité à la démocratie d’aujourd’hui, dit encore l’affiche électorale au dessus d’un petit autel invitant à voter “Mohomoudou dit Arougouya Ibrahim pour une commune mieux gérée, respectueuse du passé, confiante en l’avenir”.

S’il fallait encore doute du pouvoir de cette homme affable et courtois ? “Nous avons une jeunesse dynamique. Quand l’occupation de Gao a commencé [par les jihadistes salafistes ndlr], c’est devant ma porte que les jeunes ont organisé le défilé contre le Mujao [Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’ouest, issu d’al-Qaïda au Maghreb islamique ndlr]”, rappelle le Gao-Alkaïdo. Et l’hôte comprend en substance que cet homme qui revendique être “un auxiliaire de l’administration” et “un soutien”, fait partie des interlocuteurs dont le petit doigt peut avoir beaucoup d’influence, lorsqu’il bouge. L’officier estonien et ses hommes écoutent. Et découvrent encore, avant de partir, le rôle des griots locaux.

“Aujourd’hui, tout le monde a facebook pour savoir qui est qui. Ici, c’est un griot qu’on va voir, à qui on dit tout, qui sait tout, qui ne ment jamais et qui règle les problèmes”. Enfin, c’était... “La majorité est pauvre maintenant et beaucoup racontent des histoires”, tempère aussi le chef. Mais les enfants de griots, eux, font de belles carrières dans l’administration. Photos souvenirs. L’heure de saluer respectueusement “l’ami de la France”, père de 12 enfants dont deux, un garçon et une fille font des carrières à bac+7 aux Etats-Unis, au Canada... “mais qui vont bientôt rentrer au pays parce que le Mali a besoin de gens comme eux”, confie fièrement leur père... Et l’on quitte l’enceinte hermétiquement close, la cour où les femmes s’activent, pour retrouver la rue.

Les enfants entourent les soldats. Les filles découvrent qu’une femme peut porter l’uniforme et les armes et serrent la main de la lieutenant française. Les portables sortent des treillis. Photos de groupe avec les gosses, selfies... Les plus courageux tentent de mendier trois sous, un stylo, des bonbons. Un homme, la quarantaine maigre et exténuée s’avance pour les disperser vertement. Il se présente comme le gardien d’un proche mausolée. La situation ? Ah monsieur... “C’est la lassitude, le ras-le-bol, les gens en ont marre. Rien ne change pour eux. Pas de travail, pas de santé. IBK ne fait rien. On a faim...” résume-t-il tristement, demandant à son tour “un petit billet pour manger, pour [sa] famille”. L’oeil sur la montre, les militaires estoniens regrimpent déjà dans les blindés, direction un autre quartier, au bord du Niger.

Le soleil tape bien maintenant. Volée de gosses pour l’accueil. Gamines déjà au travail pour faire la lessive, la vaisselle dans le fleuve. Les militaires estoniens se déploient et continuent à prendre la mesure de leur futur quotidien, à mille lieues de chez eux. Visite protocolaire, à nouveau, au chef de quartier Yanoussa Adama, sous le regard sérieux des petits garçons accroupis et celui aveugle d’un vieillard sans âge, les yeux blanchis par la maladie.

Les plus jeunes poursuivent un vestige de ballon crevé, poussent une roue devenue cerceau de fortune. Entourent les soldats pour une photo. Un début de contact se lie. Indifférent, le fleuve coule dense en cette saison des pluies.

Il rappelle Héraclite, l’impermanence comme la permanence des choses. Raconte la rencontre entre l’éternité de l’eau du Niger et le changement permanent de cette eau, toujours le même fleuve, jamais la même eau... Un homme bleu du désert passe poussant son vélo. Dans ses paniers surchargées, sur son guidon, son porte bagages, des kilos de sandales et de camelote chinoises.

L’écouteur radio sur l’oreille, Janek écoute et le chef et les messages de son équipe. Il tient à respecter le timing prévu. Les visites s’écourtent. Mais pas question de repartir sans aller saluer les maraîchers à côté et le premier projet des CIMIC lors de l’opération Serval sur GAO : l’installation d’une motopompe hydraulique et de tuyaux d’irrigation, l’achat de matériel, de pelles, de pioches, d’arrosoir qui a permis de relancer la production de légumes. La chaleur est écrasante à présent. Les enfants ne lâchent pas les soldats. Risquent une main. Trouvent une poignée amicale. Sur quelques dizaines de mètres la patrouille s’improvisent promenade.

Derrière la clôture, les hommes s’activent durement autour de leurs parcelles. Des plants de quelques mètres carrés qu’ils travaillent et arrosent méticuleusement.

“Monsieur, des médicaments contre le palu, des médicaments, je suis en pleine crise, là...”, demande soudain l’un des maraîchers. Il a 52 ans, s’appelle Mamadou Sékou. Il tente sa chance à chaque visite. Et explique sans s’arrêter de biner“si tu n’as pas les moyens, tu ne peux pas te soigner, un pauvre ne peut pas payer les tickets pour les médicaments contre le paludisme, peut pas payer”.

Mamadou Sékou exploite 24 minuscules parcelles d’environ trois mètres sur deux. “Je fais des salades, c’est ce qui vient le plus vite. Après je vais au marché et je les échange contre le sac de riz pour nourrir ma famille, mais ça ne suffit pas”, poursuit-il. La famille, combien de personnes ? Le visage de Mamadou Sékou s’illumine. “J’ai deux femmes et douze enfants”.

Dans les soutes de Barkhane
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